mardi 18 décembre 2007

Chronique N°43

Le tambour du souvenir


Le docteur Stanislav Grof a commencé ses expériences à l’Institut psychiatrique de Prague, dans les années cinquante. Sur les consignes du ministère de la santé, il faisait prendre du LSD aux malades mentaux. La règle voulait que les médecins encadrant ce programme soient amenés à en prendre eux aussi, pour comprendre l’état des malades de l’intérieur.

Ce qui étonnait les psychiatres tchèques, c’est à quel point les scènes de traumatismes anciens étaient rappelées à la conscience à l’occasion de ces séances, mais également comment elles étaient alors revécues sur le plan physiologique. Tel cet homme, se retrouvant comme à huit ans, en train de se faire tabasser par son père, pleurant, devenant tout rouge, et dont les traces des coups réapparurent sur son corps. Tel autre, dans une crise de démence aiguë, se roulait à terre en proie aux démons. Plus tard, ayant atteint un état de paix intérieure inédit pour lui, il dessina, pour décrire ce qu’il avait vécu, le corps d’un enfant pressé dans une machine à hacher la viande. La seule conclusion à laquelle arrivèrent les médecins c’est que cet homme avait revécu sa naissance. Stanislav Grof mettra dix ans à énoncer la théorie des matrices périnatales : quatre temps successifs de la naissance, représentés par quatre tambours sur lesquels viendraient résonner ultérieurement tous les événements traumatiques de nos vies. Pour construire sa théorie, il aura engrangé et analysé plus de cinq mille récits d’expériences menées sous acide, récits qu’il tentait de recouper avec les familles des patients pour en vérifier la réalité des faits. La théorie qu’il a formulée veut que, dans un état second induit par la drogue, le psychisme repère les blocages énergétiques principaux et tente de s’autoguérir en reproduisant l’événement vécu. Les charges sont ainsi libérées par le corps puis retravaillées au niveau psychologique. Selon Grof, la naissance s’effectue en quatre temps. Un : d’abord, tu es bien, immensément bien dans cette vague océanique à l’intérieur du ventre maternel qui te confère une sensation d’unité. Plus tard, toutes les grandes extases, la sérénité, l’impression de fusion feront résonner ce premier tambour. Deux : un jour, ton bonheur bascule en enfer, tu te sens à l’étroit. L’utérus se contracte de toutes parts, ta situation te semble sans issue. Toutes les situations traumatisantes vécues en particulier dans l’enfance, feront résonner cette seconde matrice comme un marquage au fer rouge. Trois : le col de l’utérus s’est lentement ouvert. De l’enfer absurde, tu bascules dans quelque chose d’infiniment plus violent encore, mais une direction est prise, une issue semble possible au delà de ce passage. Jouissance extrême et souffrance extrême inextricablement emmêlées. Les adeptes des actes sado-maso auraient une troisième matrice particulièrement chargée. Quatre : enfin, après cette violence apocalyptique, tu es chassé hors de ton paradis. Ta première gorgée d’air coïncide avec ta première affolante impression d’étouffer. Mais enfin, tu es libre. La quatrième matrice a le bonheur humble, c’est la grande solitude humaine qui résonne. Selon Grof, c’est sur l’un de ces quatre tambours, celui qui a été vécu comme le plus traumatisant, que viendront résonner les événements ultérieurs de notre vie. Voilà pourquoi nous nous retrouvons parfois angoissé, désespéré ou triste d’une façon que nous jugeons sans commune mesure avec ce qui nous arrive. Nous n’avons pas de mots pour décrire ce qui nous affecte car le tout s’est passé avant l’acquisition du langage. Seul résonne le tambour du souvenir originel. (1)

Lors d’un récent atelier d’écriture, nous devions faire un récit sur la conscience pure d’exister, à partir de notes prises en temps réel, comme un scientifique faisant une expérience. Pour nous préparer à cette expérience, on écouta deux œuvres musicales ainsi qu’un texte d’Henri Michaux, qui essayait de vivre des états de conscience altérée en écrivant sous l’influence de drogues. Michaux voulait inventer un langage préverbal qui lui soit propre, issu de ses sensations et de son corps. Voici le texte que j’ai écrit lors de cet atelier : « Lent engourdissement du son. Voix enrayées, ventre éventré. Manger ses paroles nues. Quand ça reflue, ravaler le trop plein. Et puis le calme enfin revenu de la voie lactée. Voile bruissant de blancheur. Ange déchu, tu finiras bien par fabriquer des formes. Expansion. Explosion exemplaire. Rupture. Rupture encore. Et tout à coup, tout au fond, cette douce chanson en sourdine qui remonte en boucles dorées, et rodées, et polies, et tissées aussi. Ca glisse dans les tubes d’acier lisses. Le souvenir du souvenir du vide est un silence fardé. »
A la lecture des textes écrits lors de cet atelier d’écriture, j’ai été frappé par les analogies avec la naissance. Comme si les consignes d’écriture avaient fait résonner en nous le tambour du souvenir de notre naissance.

(1) Cette chronique reprend des extraits d’un article de Patrice van Eersel sur Stanislav Grof, publié dans Actuel, disponible sur http://www.nouvellescles.com/article.php3 ?id_article=521&var_recherche=Grof

mardi 6 novembre 2007

Chronique N° 42

Braquage en série noire


J’avais prévu un plan d’enfer. Un road-movie littéraire passant par les librairies des principales villes de France. De quoi réunir la majeure partie de l’édition de son dernier livre. Pour faire diversion face aux flics, j’avais prévu des leurres : entartrer le dernier opus de BHL, faire hara-kiri au dernier ouvrage d’Amélie Nothomb ou encore réunir en tas tous les bouquins parlant de Sarko et y mettre le feu, façon Fahrenheit 451. Pour qu’il sache que c’était moi, j’aurais laissé chaque fois un message codé, que lui seul pouvait identifier.

« Putain de lundi » (1) tagué sur la vitrine de la librairie, avant de partir en courant, la pile de livres sous le bras, me noyant dans la foule anonyme. Ou bien encore, faire livrer des fleurs pour Jean Jaurès (2) à l’adresse de la librairie que je venais de dévaliser. A force, les flics, même s’ils ne sont pas lecteurs, aurait fini par remonter jusqu’à son dernier éditeur, Ravet-Anceau, s’étonnant qu’à chaque braquage de librairie, c’était en final une vingtaine d’exemplaires de son dernier livre qui disparaissait. Je comptais sur le fait que l’éditeur se décide à l’appeler : « Monsieur Willi, on a un problème, quelqu’un vole systématiquement votre dernier livre. Vous avez pas une idée, vous qui écrivez des polars, sur l’identité de ce détraqué ? » Sûr qu’il ne pouvait alors que penser à moi, une fois mis au parfum des indices délibérément laissés sur mon passage. On n’efface pas son passé d’un trait de plume. J’avais fait le calcul : trente sept ans et demi que l’on s’était rencontré pour la première fois sur les bancs du collège. Même sans régimes spéciaux, on était proche de la retraite, avec ou sans l’accord de Fillon. A l’époque, il dessinait déjà des plans de bateaux pendant que je gravais « Amour-anarchie » sur le plateau de bois de la table que nous partagions au fond d’une salle de classe, près du radiateur qui maintient les cancres au chaud dans l’espoir de les anesthésier tout à fait. Nos échanges se renforçaient quand on se retrouvait aux beaux jours sous l’ombre du même platane, dans le parc à côté du lycée. Nous refaisions le monde, rêvions d’avenir, préparions nos armes pour les prochains combats. On découvrait l’écologie en écoutant en boucle Echoes des Pink Floyd, faisions la nique à la vieille droite en bombant ses publicités électorales. On s’échangeait des bribes de vie au point que je ne sais plus bien qui apportait quoi à l’autre : La gueule ouverte qui était le premier journal écolo édité en France, les premières clopes, premiers pétards, premières nanas, premières embrouilles, premières vacances comme des grands, à bivouaquer dans les Cévennes, sac au dos et sans tente. Premiers boulots aussi. Et puis nos vies ont bifurqué, ou plutôt je me suis enlisé tandis qu’il continuait sa route : trente six métiers, trente sept misères, deux voiliers, deux livres édités, beaucoup d’autres au fond d’un tiroir, des kyrielles de tableaux prêts pour la prochaine expo. Mais là, je tenais ma vengeance : l’exclusivité sur son dernier bouquin ! Mon plan était imparable. Une fois en possession du stock, quelques milliers de livres, j’en ferai une inclusion sous résine et m’en servirai de pied de table. Dessus, j’y poserai une épaisse plaque de verre. J’aurai tout le loisir de découvrir sa dernière livraison.

Enfin ! C’est ce que je croyais, jusqu’à ce que mon chef me refuse les congés que j’avais posés. Mon projet de braquages prenait l’eau… A moins que … A moins que, cher lecteur, tu ne me viennes en aide. Ces hold-up c’est toi qui les fera. Le plus tranquillement du monde, tu iras chez ton libraire habituel, tu lui demanderas poliment le dernier Pierre WILLI « Braquage à Fives » (3) ça s’appelle. A la caisse, tu sortiras calmement de ta poche les onze euros demandés, en posant sur le comptoir tes mains bien visibles. Tu pourras même en acheter plusieurs, les offrir à tes ami(e)s, aux passants, à ton patron, ton ou ta fiancée, au journaliste chargé des faits divers dans ton journal local. J’imagine la tête qu’il fera, mon ami Pierre, quand l’éditeur l’appellera pour lui dire : « Monsieur Willi, on a un problème, il va falloir qu’on réédite votre dernier polar. »

PS : Pierre WILLI n’est pas un personnage de fiction. C’est vraiment mon pote et son dernier livre Braquage à Fives est en librairie depuis début novembre.
(1) Putain de dimanche est le titre du livre de Pierre WILLI paru chez Gallimard à la Série noire (n° 2545- 1999) (2) Les fleurs de Jean Jaurès est le premier roman de Pierre WILLI. Il a obtenu le prix « A la découverte d’un écrivain du Nord-Pas de Calais » en 1996. Edition La main à la plume. (3) Braquage à Fives de Pierre WILLI, édition du Ravet-Anceau – 2007.