mardi 9 décembre 2008

Chronique n° 53 ~ L'Air de rien...

J'ai cinq ans
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Je sais que c’est pas vrai mais j’ai cinq ans. Les plus anciens d’entre vous sesouviennent peut-être avoir lu ma première chronique il y a cinq ans. C’est eneffet le 3 décembre 2003 que j’envoyais une première chronique – sur laquelle j’avais sué sang et eau pour exprimer deux idées bancales – à l’ensemble de monfichier d’adresses électroniques. Le message qui accompagnait cet envoiprécisait : « Cela fait un moment que ça me démangeait et j’ai décidé de passerà l’acte. J’ai pris la plume, comme d’autres prennent les armes, le maquis, la tangente.

D’où cette chronique de l’air du temps qui s’écrira au gré de mes envies, de mes humeurs, des coups de gueule et des coups de blues qui parsèment mon existence. Une chronique aléatoire à publication aléatoire, qui parle de rien, de tout, de moi et du monde, de ce grand vide sidéral où nous mène ce troisième millénaire naissant avec tous ses excès : le toujours plus, toujours plus vite, toujours plus kitsch, toujours plus faux. » Ce cycle d’écriture, commencé dans la fébrilité – je n’avais pas écrit depuis mon adolescence – dure depuis cinq années.

Progressivement, je découvrais qu’il s’agissait d’une étape importante. Me dévoiler mois après mois comme on le fait dans un journal intime.Poser les questions qui me viennent, au fur et à mesure qu’elles viennent, dans un ordre décousu, sans savoir ce qu’il me serait offert d’écrire dans la chronique suivante. Une sorte de long cheminement en terre inconnue…Dernièrement j’ai eu envie de refaire le chemin parcouru, de relire l’ensemble des cinquante chroniques de l’air du temps éditées entre décembre 2003 etseptembre 2008. Chaque texte avait été écrit pour lui-même, s’inscrivant dans un sillon particulier de ma vie et dans un contexte plus général. Il porte ainsi sa propre cohérence. Cependant, en relisant tous ces textes à la suite, je voyais peu à peu se dessiner une cohérence nouvelle.

J'ai cinq ans. Je sais que c’est pas vrai mais j’ai cinq ans. A mon âge, on adore les cadeaux.
Je m’en suis offert un pour mes cinq ans. Un très joli livre.Un livre dont je suis l’auteur. Les nouvelles technologies offrent des possibilités jusqu’alors inédites. L’impression numérique permet d’auto éditer des livres de qualité professionnelle en tirage réduit et à petit prix. Des sites Internet proposent cela. Vous voyez peut-être où je veux en venir. J’ai rassemblé des extraits de mes chroniques qui tracent un chemin de vie, dessinent un être hybride, à la fois connu et inconnu. Un être qui avait totalement échappé à ma vie d’alors. Qui avait aussi échappé à mon écriture et qui parle du temps (qui passe), de l’urgence du monde et de l’urgence à la ralentir, de l’écriture, de la vie et de la mort, du doute aussi.
Etonnamment ce livre ne rappelle que de loin en loin les textes d’origine. Ce livre fait 102 pages et ressemble à n’importe quel livre édité en collection de poche. Vous pouvez l’acheter sur le site de The Book Edition au prix de 8 € l’exemplaire (plus 1,97 € de frais de port).

Pour cela, il vous suffit de cliquer ici :
http://www.thebookedition.com/etonnant-trilobite-de-christian-lejosne-p-10646.html.

Le livre est fabriqué au fur et à mesure des commandes et vous le réceptionnerez dans votre boîte aux lettres dans les cinq jours suivant votre commande (1).
Incroyable, non ? En ces périodes de fêtes, si vous séchez sur une idée de cadeau, voilà un moyen pratique d’éviter la cohue des grands magasins. Ah oui, au fait, le livre s’intitule Etonnant trilobite. Vous vous demandez sans doute ce qu’est un trilobite. Rassurez-vous, ça n’est pas une histoire de zizi ; encore moins une maladie des yeux. Le Petit Larousse précise que c’est un arthropode marin, fossile de l’ère primaire, dont le corps était divisé en trois parties. Ce qui est pratique avec les dictionnaires, c’est qu’en cherchant la signification d’un mot, on finit inexorablement par ricochets à le lire en entier, un mot inconnu en appelant un autre. Les arthropodes sont des animaux invertébrés qui rassemblent environ la moitié du règne animal. Ils comprennent notamment les crustacés, les insectes, les arachnides et j’en passe. En bref,des espèces qui ont plus que cinq années au compteur. Ca n’explique pas tout, jevous le concède. Mais si vous voulez en savoir davantage, pas d’autre solution que de lire Etonnant trilobite.

Christian LEJOSNE

(1) Si vous n’êtes pas coutumier d’achats sur Internet, envoyez un chèque de 9,97 € à l’ordre de Christian LEJOSNE, à La Roseraie Bât C2, 208 Avenue du Pont Trinquat 34070 MONTPELLIER, je me charge de vous l’expédier dans les mêmes délais.

Retrouvez cette chronique (et d'autres) sur le site de Paul :
http://paulmasson.atimbli.net/ dans la rubrique Plaisir d’écrire

mercredi 5 novembre 2008

Chronique n°52

Le château de grand mère

J’ai visité le château d’Azay-le-Rideau. Dernièrement. Il est tout petit : quatorze pièces tout au plus ; la plus grande, pour les fêtes, faisant à peine cent soixante mètres carrés. Un peu vieillot aussi, pas très confortable. Presque rudimentaire. Bien plus modeste que celui que j’ai longuement contemplé, enfant, encadré sur un mur de la salle à manger chez ma grand mère. Celui-là était beau, majestueux et resplendissant, reflété qu’il était dans l’eau pure s’étalant à mes pieds. Ce château-là était d’une autre trempe, il venait d’un autre monde. Est-ce l’enfance qui offre cette démesure ?

Refaites par exemple en pensée le trajet vers l’école quand vous étiez petit. Celui que vous avez fait quatre fois par jour, pendant les cinq ans que durent l’école élémentaire, ça fait près de trois mille fois si vous n’avez pas déménagé ou changé d’école. Refaites mentalement cet intemporel chemin, pas à pas. Plan par plan, comme au cinéma. Mon trajet durait dix minutes en traînant un peu les pieds pour regarder le paysage, sentir les odeurs, regarder passer les passants et aux carrefours les voitures qui parfois pétaradent. Parenthèse : ça avait tout de même une autre gueule d’aller à l’école à pied et seul ; aujourd’hui tous ces gosses qu’on trimballe à l’arrière en voiture comme des sacs jetés dès l’aube. Parenthèse fermée. Du numéro soixante, rue de la république, à l’école de garçons, rue du commandant Dumetz à Arras – Pas de Calais. Tout me revient, net, précis, sans bavure. En technicolor. Bien plus vrai que nature. Lequel de ces trois mille trajets me remonte en conscience ? Ou bien aucun d’entre eux. Les souvenirs finissent-ils pas voler de leurs propres ailes, s’éloignant peu à peu des rives du réel ? Sitôt passé la porte : traversée de rue sous commandement maternel. Trottoir éventré, disgracieux. Façades de briques aux inégales maisons. Portes de garages en bois râpé : la peinture est un lointain souvenir ; du sol les eaux de pluie rongent à vif leurs montants. Entrée de hangar au ciment lisse : on y voit le matin des voitures d’auto-écoles en sortir ; leurs fumées blanches glissant sur l’asphalte longtemps les suivent. Légèrement en retrait derrière un grillage usagé : la maison de Rémi ; sa porte fermée sur un jardin potager. Au beau milieu de l’étroit trottoir, un poteau électrique en métal noir dresse vers le ciel ses barreaux croisés. Parfois entendre le cri strident d’une locomotive qui passe en hurlant le long des quais proches. On tourne à droite. Dans l’angle, derrière un chemin pierreux, deux villas au dessin rectiligne : celle des patrons de l’usine d’huile ; étincelantes sous le soleil, blanches simplement lorsqu’il pleut. Au numéro vingt cinq de la même rue, deuxième d’une série de maisons identiques de briques rouges, celle du grand oncle Albert ; volets ouverts sur rideaux tirés. Odeur de café torréfié puis odeur de coiffeur : parfum et talc mêlés. Traversée attentive de rue : rien à gauche rien à droite on peut y aller. Long mur rectiligne de briques orangées. Sur l’autre trottoir et sans regarder on devine les contours de l’école où l’on allait petit : sous un fronton blanc, deux marches à grimper ; baies vitrées donnant sur la salle commune ; grille abritant la cour grise ; plus loin bac à sable humide. C’est encore à droite qu’on tourne. Bruit mat rendu par une autre grille – celle de l’école des filles – martelée par ma main en marchant et qui résonne longtemps. Silhouettes sombres de mamans accompagnant leurs filles. Cris secs d’enfants dans l’air frais du matin. Cinquante mètres encore pour l’école des garçons : dans la masse informe des corps, repérer un visage connu.

Christian LEJOSNE

mercredi 1 octobre 2008

Chronique n° 51

Prise de tête


Ils sont trois qui se tiennent par les épaules : deux hommes et une femme. Trois parmi deux cents personnes dans une salle de conférence. Ils ont la cinquantaine, se sont connus lors d’une formation en région parisienne quand ils étaient jeunes, se sont perdus de vue avant de se retrouver là dans cette ville du sud de la France, trente ans plus tard. C’est ce qu’ils me racontent avec de grands sourires de connivence.

Les deux hommes je les connais bien. La femme non. Quelques instants plus tard elle vient me parler comme si on se connaissait, elle me raconte des trucs précis qui sortis du contexte ne m’aident pas mais pas du tout à comprendre à qui j’ai affaire. C’est une situation ennuyeuse qui m’arrive périodiquement : parler à quelqu’un que je ne reconnais pas alors que lui semble très bien me connaître. La plupart du temps je m’arrange pour dire vite excusez-moi je ne suis pas physionomiste, je ne vous reconnais pas. Pour dédramatiser, je raconte l’histoire de ma boulangère à qui j’achetais mon pain chaque matin depuis des années et que je n’avais pas reconnue en la croisant sur une brocante, alors que je vendais des vieux trucs inutiles. Vous comprenez : le changement de contexte, ce genre de choses… Mais là c’est trop tard, la conversation est engagée depuis bien trop longtemps pour que je puisse revenir sur tout ça. La conférence qui commence me sauve de ce quiproquo. La femme s’assied à mes côtés, à moins que ça ne soit moi qui m’assieds près d’elle. Pendant que le conférencier parle, je contemple le visage de cette femme, le détaille, y cherche une prise. C’est entêtant cette tête qui ne me revient pas. C’est alors que tout réapparaît à ma conscience : qui elle est, ce qu’elle fait, là où je l’ai rencontrée, ce que l’on s’était dit alors.

Le soir est venu. J’ai très envie d’écouter un morceau de musique. Plus précisément une chanson que je ne connais presque pas – je ne l’ai écoutée que deux fois. J’ai envie de l’écouter et puis pas. Je sais que cette chanson est entêtante – elle m’obsède déjà, qu’est ce que ça sera si je l’écoute ? Et aussi parce que ma femme, ça l’a énervée l’autre fois quand on l’a écoutée, elle l’a coupée avant la fin, quand le chanteur répète toujours la même phrase entêtante : « Comme c’est bête, une tête sans personne dedans. Une tête sans personne dedans. Une tête sans personne dedans… » (1)

C’est un film. Un film musical. Une sorte de road-movie qui se déroule en une nuit. Quelques fans suivent un groupe de musique, reconstitué pour l’occasion, qui joue dans divers lieux de la ville. C’est un groupe qui a été célèbre il y a longtemps et, qui depuis, a éclaté ; chaque musicien ayant continué sa carrière en solo ou au sein d’autres formations qui n’ont jamais eu la notoriété du groupe originel. Ils se sont re-formés cette nuit pour une seule fois. La dernière fois. Des fans les suivent au fur et à mesure de leurs diverses prestations dans la ville. J’arrive, nous arrivons chaque fois à la fin du concert. Quel que soit le lieu, quand nous arrivons, les artistes débranchent et remballent leurs instruments. Ne traîne qu’un vieux fond musical qui rappelle leur heure de gloire. La nuit est fort avancée. Au loin dans le ciel les premières lueurs du jour. On est plusieurs à les attendre dans la rue devant une maison. Il fait froid. Quelqu’un entre dans la maison portant une grosse caisse en bois. J’entre derrière lui. Je l’entends parler du couloir à une autre personne qui se repose dans une chambre. Après ça nous repartons à pied en direction d’un autre lieu pour écouter notre groupe fétiche pour leur ultime concert. L’aube va bientôt pointer. Nous marchons dans le froid des rues désertes. Je les aperçois enfin en plein concert, au bout de la rue. Une forte lumière blanche éclaire le gros camion carré qui leur sert à transporter le matériel de sonorisation. De loin j’entends leur musique, reconnaissable entre mille. Quand nous arrivons, le concert est encore une fois terminé. Nous restons quelques uns à traîner près des musiciens qui démontent le matériel. Une jeune fille parle avec l’un d’eux qui lui offre une cassette-son de l’époque où le groupe était connu – c’était il y a longtemps, les CD n’existaient pas. La fille met la cassette dans un lecteur. Elle rembobine la cassette qui fait un long sifflement. Une musique tzigane sort enfin de l’appareil : belle, d’une beauté entêtante. Ma femme me demande si je souhaite acheter cette cassette. Je crois que je vais lui répondre non alors qu’au fond de moi j’en meurs d’envie. Cette musique est trop belle, trop émouvante. En têtante.
C’est là que je me réveille au fond de mon lit des larmes dans les yeux.

(1) Quaisoir – 2005

Christian LEJOSNE

mercredi 10 septembre 2008

Chronique n° 50

Nul ne saurait ce qu’il ferait là mais se laisserait mener par le bout du nez.


La visite commencerait par le rez-de-chaussée.


Le salon est une grande pièce spacieuse dont les grandes baies vitrées laissent entrer le jour. Trois canapés colorés forment un carré non fermé … On imagine aisément les paroles enflammées, les propos affirmatifs, les discours péremptoires absorbés dans l’épais velours de ces fauteuils confortables. Qu’il soit question d’ultramoderne entreprise, de dérèglement climatique, de politique intérieure ou internationale, chaque canapé conserve l’empreinte des propos affirmatifs comme autant de petits cailloux blancs posés là en réponse à la peur du vide. Il arriva même que quelques malades chroniques soient allés jusqu’à dire « Voter pour moi ». Tout un programme, ces longues soirées arrosées – certains coussins en portent encore la trace, blessés qu’il furent de vivre cette irrésistible fracture entre le discours de ceux qui s’asseyaient sur eux et la manière dont ils les maltraitèrent. Les objets ne peuvent cependant rien contre l’oubli et l’hypocrisie dans lesquels leurs possesseurs les enferment.


La salle à manger est la pièce où sont partagés les repas, intenses moments d’échanges sur la vie telle qu’elle va. En entrant – attention à la marche – l’œil est de suite attiré par une grande table en bois importé d’Outre-mer. Robuste, elle est située au centre de la pièce et entourée d’une pléiade de chaises. Comme un phare dans la nuit, toutes les discussions convergent vers elle. A mi-voix des mots gentils et simples y sont prononcés ; d’autres fois, y’a rien qui s’passe ! Il arrive que ça hurle et que ça morde ; après vient le silence dont seule la stratégie des petits pas peut venir à bout. La maison offre le couvert ; en contrepartie, les artistes improvisent. Chaque jour c’est le même spectacle ; chaque jour pourtant, rien n’est tout à fait comme à l’habitude. Depuis de nombreuses années, le chant des possibles se joue à guichet fermé.


La cuisine symbolise l’église intérieure. Elle est le centre de la vie, là où l’énergie vitale se renouvelle. Ici, la concordance des temps joue à fond : un savant mélange d’ancien et de moderne. Vieux meubles à tiroirs, plans de travail en bois massif, plaques d’aluminium sur les murs. Facilité d’entretien, rapidité d’exécution, efficacité des tâches accomplies, tels sont les objectifs recherchés dans sa conception, sans cesse améliorée, régulièrement remise en question. Sa dernière rénovation ne date-t-elle pas de 2005, année du changement ? Des étagères permettent d’accéder aux ingrédients courants : oignons, échalotes, tomates, ail, pots d’épices en tous genres, boîtes de conserve, bouteilles d’huile, de vinaigre. de vin. Quelques livres de recettes, savamment choisis, proposent des mets succulents, issus de tous les recoins du monde, en une sorte de livre commun du bonheur, partout partagé et battant en rythme le tambour du souvenir gustatif de l’humanité. Sur la porte du réfrigérateur, une affiche est collée : elle montre un visage reflété dans un miroir. Le dessin est troublant car il est impossible de savoir lequel est le visage, lequel est le reflet du visage. Sous le dessin, un titre énigmatique est écrit en lettres majuscules « JUSQU’AU BOUT, PARLE AVEC LUI ».


Dans la cave, un ensemble de soupiraux crée un appel d’air qui ventile le lieu en permanence, évitant que l’humidité ne s’installe. Tentative d’inventaire. Un vieux vélo dont manque la chaîne, des outils dépareillés, des chaises de jardin, un vieux pick-up des années soixante, une petite table vermoulue. De vieux cartons empilés contre un mur. Au sommet, une cage à oiseaux aux barreaux rouillés au fond encore couvert du sable préservant des déjections des volatiles. Un passeur de passion a fermé une grosse boîte en bois avec un élastique découpé dans la chambre à air d’un vieux pneu. Le timbré de la vignette y a entassé toute sa collection jamais classée : des timbres de soixante douze pays, dont dix huit n’existent plus. Dans un autre carton, sont entassées des photos jaunies. Sur l’une, un jeune garçon est assis sur le sable fin d’une plage du nord. Sur une autre, un groupe pose, enfants et adultes indifféremment mélangés. Prise au hasard, une autre photo montre, comme un passeur de l’autre monde, un jeune homme qui nous a quitté depuis bien longtemps et a vécu fort vieux. Ses yeux regardent complaisamment l’objectif. Ils semblent dire « on vaut plus que ce que l’on croit » à moins qu’ils ne demandent « que sont nos rêves devenus ? ». Il est troublant avec ce regard si loin, si proche. Sa vie peut-elle se résumer à cet instantané, si précis fut-il ?


Un escalier en colimaçon permet d’accéder à l’étage. Il relie différents niveaux : haut/bas mais aussi sans que l’on n’y prenne garde passé/présent. Montant en spirale, on se retrouve périodiquement dans le même secteur du cercle de base, celui où l’on dit « bon anniversaire ! ». Celui où l’on souhaite, sans y croire véritablement, le bonheur tout à l’heure. Celui qui sonne parfois aussi l’heure du bilan. On s’élève et on surplombe mais l’on y voit alors d’autres paysages. On croit parfois être au cœur de la toile (Internet et moi en quelque sorte). On voudrait écrire sur le fil et l’on soupçonne que la vie est un puzzle dont il manquerait toujours quelques pièces fondamentales.


A l’étage, la bibliothèque est le lieu qui alimente la glande à bonheur ; elle se doit d’être accueillante et protectrice. C’est une pièce au sol en parquet de chêne en bâtons rompus. Une gravure non signée, intitulée « J’écris au bras du temps » est accrochée sur un mur nu peint en blanc cassé. Elle représente un personnage assis, vu de dos. Il tient entre ses doigts une canne minuscule dont une extrémité repose sur une feuille de papier jaunie, posée sur une table, devant lui. Du sol au plafond, de grandes étagères couvrent un autre mur. Des livres sont classés par genre et par époque d’acquisition. Ici à gauche, des romans. En haut, des polars – ces braquages en série noire aux couvertures explicites, la plupart jaune et noire. A droite, des essais, des livres de sciences sociales, de médecine… Examiner le classement de ces ouvrages relèverait d’une forme d’archéologie littéraire : peu à peu se dessinerait le profil du propriétaire des lieux. Ici l’ombre règne. Les livres ne s’entendent guère avec la lumière crue. Près de la seule fenêtre de la pièce mais lui tournant le dos, est installée une chauffeuse en vieux cuir. A ses pieds, est posé sur un épais tapis persan un tome des œuvres complètes de Victor Hugo, ouvert sur un poème dont deux vers sont soulignés au crayon : « Vous ne les avez pas guidés, pris par la main / Et renseignés sur l’ombre et le vrai chemin ». Dans la marge, une écriture fine précise : « Comme les communards, écris ton histoire toi-même ! ».


Le bureau est le lieu le plus calme, la plage blanche de la maison. Propice à l’expression des empreintes du moi, il en est le sanctuaire, l’endroit où même des êtres limités retrouvent confiance en eux en créant des textes neufs, des nouvelles de l’espace-temps. Il est le réceptacle d’un inventaire instantané de la créativité humaine, là où l’on trempe sa plume dans la sauge bleutée de nos encriers du passé. Un homme est occupé à taper un texte sur un ordinateur. A ce moment de la visite, nous en sommes au même point que lui. Sur l’écran, un texte intitulé « Visite sommaire » est en cours d’écriture. Avec deux doigts, l’homme au regard perdu tape les touches du clavier et le texte s’affiche simultanément sur l’écran : « Ecrire c’est bâtir une maison, brique à brique, pièce après pièce. Cela fait cinq ans que cela a commencé. Aujourd’hui, ça serait un texte reprenant les titres des quarante neuf précédentes chroniques déjà publiées (1), réparties selon sept chapitres distincts. Ces sept chapitres décriraient sept pièces d’une maison correspondant à sept thèmes évoqués au long de ces chroniques. Le salon serait le lieu où l’on parlerait du monde, de la société ; c’est dans la bibliothèque que seraient conservés les livres que l’on a lus ; dans la salle à manger que serait évoqué le présent ; à la cave que l’on aurait conservé des souvenirs – la cave étant également un lieu de fondations ; la cuisine serait le lieu où seraient expérimentés les mets qui nourrissent, qui donnent vie ; les textes plus littéraires auraient été écrits dans le bureau ; quant à l’escalier, il symboliserait le va-et-vient entre la vie et l’écriture, l’une s’enroulant sur l’autre, la nourrissant, lui donnant corps. »


A ce moment précis, l’homme lèverait les yeux de l’écran et s’étirerait. Puis, il sortirait du bureau, descendrait l’escalier en colimaçon, et se trouverait face à la porte d’une pièce qui n’a pas été décrite ici. Sa main agripperait la froide poignée en porcelaine qu’il tournerait dans le sens des aiguilles d’une montre. Une fois la porte grande ouverte, nous le verrions lentement s’éloigner …


Christian LEJOSNE

(1) En cliquant à l’écran sur chaque titre surligné, vous accédez à la chronique lui correspondant

lundi 7 juillet 2008

Chronique N° 49

Jusqu’au bout

Ma mère l’appelait Chocho, un voisin taquin Chope-chope, je l’ai longtemps appelé Mon gros. Ces derniers temps c’était Ma petite crevette tant il avait maigri. Son vrai nom, celui que la SPA nous avait donné lorsque nous l’avions adopté, c’était Chopin. Il s’est éteint mardi 24 juin 2008 à 21 heures 15. Il avait dix sept ans. Pour moi, il était bien plus qu’un chien. Quelqu’un de très proche. Une famille. Un ami. Un frère. Un enfant. Un confident. Mon ours en peluche. Une partie de moi. Un sage aussi, qui m’a fait grandir face à la mort, à la vie, aux émotions. Depuis plusieurs jours il ne pouvait plus marcher, ses pattes ne le soutenaient plus. Il ne mangeait plus ou alors à la becquée, quand nous lui donnions à manger dans notre main. Il buvait à la pipette. Il n’était plus qu’une grande paire d’yeux qui nous regardait, nous suivait du regard, inlassablement. Toute sa vie tenait dans ses yeux.

Le week-end précédent, j’ai pensé qu’il faudrait le conduire chez le vétérinaire pour l’aider à partir ; Fabi a proposé qu’on le garde jusqu’au lundi. Lundi, elle a proposé qu’on repousse encore. Elle se sentait disponible pour s’occuper de lui. Mardi soir, il s’est plaint. Nous l’avons pris dans nos bras, à tour de rôle, pendant qu’on mangeait. Ensuite, tout a été très vite. Fabi le tenait tout contre elle, serré dans ses bras, sa tête sur sa poitrine. Il était calme. Sa respiration est devenue toute petite, elle s’est rétrécie progressivement jusqu’à n’être plus qu’un souffle toutes les cinq secondes, toutes les dix secondes, toutes les quinze secondes. Fabi le caressait et lui parlait doucement, elle lui rappelait les moments passés ensemble, quand elle était allée le chercher à la SPA et qu’elle l’avait ramené à la maison, quand il avait couru pour la première fois libre dans un parc ou encore dans la neige fraiche, le jour où un ami avait voulu le dresser comme un chien de cirque et que Chopin se prenait au jeu, quand on courrait après lui à cinq ou six sur une grande plage du Nord sans parvenir à lui prendre sa balle qu’il avait dans la gueule, lorsqu’on jouait « à la baston » sur le lit, ou qu’il tirait pendant des heures inlassablement sur une vieille chaussette à s’en détacher la mâchoire, quand il m’avait adopté, lui (pendant dix ans seule Fabi pouvait le promener, il refusait la compagnie de toute autre personne)… Elle lui parlait doucement à l’oreille jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il ne bougeait plus, qu’il ne respirait plus, que son petit cœur avait cessé de battre.
Elle lui disait que c’était un grand, qu’il nous avait beaucoup appris, à surmonter les obstacles, à rester ensemble tous les trois pendant toutes ses années… Pendant la dernière période, il avait résisté face à l’usure, nous permettant de tenir nos engagements… Jusqu’à cet instant fatal, sans que nous n’ayons à décider à sa place d’en finir prématurément. Pour tout cela, nous le remercions alors que son petit corps se refroidissait doucement dans nos bras. Nous pleurions et en même temps nous étions heureux parce que ça se terminait le mieux possible. Nous avions pu lui consacrer du temps, nous rendre disponible, l’accompagner jusqu’au bout.

La première fois que sa santé a vacillé, c’était en novembre dernier. Nous avions du le conduire en urgence chez un vétérinaire de garde. Il faisait un œdème pulmonaire. Son souffle était rauque, il toussait sans arrêt, une toux qui venait de très loin et qui le fatiguait. Le véto lui avait fait trois piqûres. Il lui donnait une chance sur deux. Ca se jouerait sous quarante huit heures. Pendant deux jours, notre attention fut suspendue à son souffle léger, à son regard vif ou absent. La vie coule d’un vieux tube de dentifrice. Quand ça semble être la fin, que le tube est tout enroulé sur lui-même, on presse et il sort un petit filet de vie, suffisamment pour tenir la journée. Nous l’avions accompagné comme on accompagne un mourant dans ses derniers instants, en étant proche de lui. Nous l’avions emmené voir la mer, en songeant que c’était peut-être – sûrement – la dernière fois qu’il la verrait. Le soleil brillait, nous étions restés allongés à l’abri du vent, tous les trois. Il reprenait lentement vie, avait tenté de marcher. L’espoir revenait. Il allait se sortir de ce mauvais pas. Il repousserait l’échéance encore une fois. Il restait, cette fois-là encore, un petit filet de vie au fond du tube. Vingt fois on l’a cru mort, tant il était faible, vingt fois il revint à la vie. Sa méthode était simple : s’abandonner totalement, se laisser aller à l’inaction absolue. Laisser son corps au repos intégral, pendant des heures, quelques fois même des journées entières. Il récupérait jusqu’à pouvoir à nouveau tenir sur ses pattes, boire, manger, avoir le goût des autres. Avec courage. Dans un abandon absolu. Dans une sorte de confiance infinie à la vie, il s’autoguérissait jusqu’à la crise suivante. Jusqu’à son dernier souffle. Il a survécu pendant sept mois. Un délai suffisant pour nous préparer à son départ. A son grand saut dans l’inconnu. Au nôtre par la même occasion.

Christian LEJOSNE
L’air du temps n°49 – Juillet 2008 – Publication aléatoire à tirage variable – Contact : c.lejosne@free.fr
Retrouvez l’ensemble de ces chroniques sur le site Internet : http://paulmasson.atimbli.net dans la rubrique Plaisir d’écrire

lundi 26 mai 2008

Chronique N° 48

Le timbré de la vignette

A la question qu’ai je envie de faire maintenant ? plusieurs fois cette semaine m’ai venue l’idée de m’occuper de ma collection de timbres, délaissée depuis quarante ans, quasi oubliée.

Bizarre sensation que celle-ci, tout droit remontée de mon enfance.
C’est en essayant d’éluder la question que j’ai réellement mesuré la force insoupçonnée de ce désir.

Devais-je réaliser une activité semblable à celle que j’affectionnais, enfant, lorsque je m’occupais de mes timbres : calmement concentré sur une action exigeant à la fois agilité et délicatesse manuelle, réflexion et attention soutenue ?

Ecrire, avais-je immédiatement pensé avant que d’autres activités ne me viennent à l’esprit : dessiner, peindre, ranger des documents.
Feinter avec mon désir, j’y suis arrivé au début, passant à une autre activité – mais cette envie refaisait surface quelque temps plus tard, à tel point que, n’y tenant plus, je suis allé à la recherche de mes albums de timbres, enfouis sous divers cartons au fond d’un débarras.
Gaîment, j’ai ouvert l’album de mon enfance, recouvert du même plastique rouge que je lui ai toujours connu, retrouvant instantanément les sensations d’alors : une sorte de monde fantastique, empli de mystère, de découverte, de problèmes que l’on parvient la plupart du temps à solutionner, de moments de grande patience, de concentration extrême, de rêveries incommensurables, de bonheurs sans limite.

Histoire de m’immerger à nouveau dans ce plaisir perdu, j’ai tourné les pages une à une, posant parfois mon regard sur un timbre en particulier, dont la seule vue me rappelait un souvenir précis mais oublié, et qui revenait, intact, étonnamment conservé, ayant le même goût, la même saveur, provoquant le même enchantement.
Imaginer par exemple, le cheminement du timbre : un client observe attentivement les derniers timbres édités dans le présentoir du bureau de poste, achète précisément le timbre
commémorant le vingt cinquième anniversaire du service aéropostal de nuit, payé vingt cinq centimes, valeur d’usage pour une lettre de moins de vingt grammes, tarif postal unique en 1964.
Il le colle…Juste sur le coin en haut à droite de l’enveloppe sur laquelle il a précautionneusement inscrit l’adresse du destinataire à l’encre noire, en belles lettres déliées ; puis il glisse l’enveloppe dans la fente de la boîte aux lettres, relevée à l’heure dite par un préposé des postes ponctuel qui oblitère le timbre à l’aide de la flamme du lieu d’expédition, avant que la lettre ne fasse le voyage en train dans un sac de jute parmi des milliers d’autres lettres.

Kilomètre après kilomètre, les courriers sont répartis selon leurs villes de destination… réceptionnée à l’arrivée, un facteur glisse la lettre dans sa sacoche puis dans la boîte aux lettres, où son destinataire la prend, la soupèse, cherche à en découvrir l’expéditeur, s’aidant de la graphie de l’adresse ou du cachet de la poste.

Le destinataire, s’il est collectionneur, jette immédiatement un œil sur le timbre : l’ai-je déjà ? est-il en bon état ? Va-t-il alimenter ma collection ? Moment de bonheur s’il découvre un timbre inconnu d’un pays lointain, s’ajoutant au plaisir des nouvelles fraîches – qui n’a connu de tels instants ne peut comprendre de quoi je parle !

Mon frère aîné me céda sa collection de timbres du monde entier, exceptés ceux de France, seul pays dont il continua la collection ; j’héritais de quelques milliers de timbres, un chiffre alors astronomique… ça devait être en 1964, pour fêter mes six ans.
Nul doute que ce fut le plus beau cadeau que l’on m’ait jamais offert ; qui m’occupa avec passion durant autant d’années ; en feuilletant avec attention mon album, j’ai pu constater que ça n’est qu’à compter de 1971 que je délaisse ma collection – alors que j’ai la plupart des timbres français des années 1960 à 1970, je n’en ai plus que huit en 1971. Et aucun à partir de 1975.
Oubliés alors mes timbres et mes albums. Relégués au fond d’un tiroir, ils croupiront pendant quelques dizaines d’années. Adolescence oblige !

Puis la vie d’adulte prend le dessus sur les jeux de l’enfance ; on pense avoir oublié…
Quel étonnement de ressentir les mêmes émotions intactes après tant d’années.
Retrouver le plaisir de chercher un exemplaire rare de timbre dans le catalogue Yvert et Tellier – quel continent, puis quel pays, quelle période, quelle année, quel type de timbre : poste aérienne, timbre taxe, timbre spécial, timbre postal ordinaire ? Fait-il partie d’une série éditée sur plusieurs années ? Est-ce un timbre rare, ayant connu des réimpressions particulières, a-t-il des défauts spécifiques lui donnant une valeur à part ? Vérifier l’état du timbre – est-il neuf, a-t-il encore sa colle au verso, est-il oblitéré, le cachet de la poste permet-il de lire dans quelle ville il fut oblitéré et à quelle date ?

S’il est déchiré, froissé, abîmé, décoloré, il perd de sa valeur, d’où, l’attraper délicatement, lui trouver un emplacement de choix où le coller – peut-être son dessin est-il reproduit dans l’album ; prendre une charnière dans l’enveloppe où elles sont soigneusement rangées, humecter son plus petit côté et la placer au bon endroit sur le verso du timbre, centré horizontalement et collé dans sa partie supérieure, de sorte que l’on pourra au besoin, retourner le timbre sans le décoller pour vérifier au dos, une éventuelle inscription ou mieux, regarder son filigrane par transparence.

Tenir le timbre entre le pouce et l’index, humecter l’autre partie de la charnière, la plus grande, celle qui viendra se coller sur la page de l’album – sentir le goût caractéristique de la gomme sur la charnière – enfin, appliquer le timbre dans son emplacement, formé de fins traits noirs en un rectangle régulier ; prendre soin que le timbre soit bien placé, ni trop près des timbres voisins afin d’éviter que les dents ne s’abîment, ni penché, afin que l’ensemble de la page ait un rendu harmonieux et plaisant au regard – douleur de voir un timbre abîmé parce que mal collé, ou bien se décollant et s’échappant de l’album, une fois ce dernier refermé.

Une feuille blanche à la dernière page de mon album ; tapée à la machine, une liste de noms de pays classés par continents : une écriture d’enfant, ajoutée au crayon, précise le nombre de timbres par pays, par continent et pour l’ensemble du monde… dans la liste, des pays aujourd’hui disparus : Yougoslavie, U.R.S.S., Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est, Soudan français, Congo belge, Ruanda Urundi … le mot TOTAL, en majuscule et à l’encre rouge, clôt cette liste, suivi du nombre 5384, écrit au crayon et plusieurs fois gommé.

Vuadel, c’était le nom du marchand chez qui nous allions acheter nos pochettes de timbres, mes frères et moi, quand nous étions enfants – il tenait une petite boutique avec deux vitrines étroites où il exposait les pochettes en promotion et quelques exemplaires de timbres rares, qu’il vendait à l’unité ; c’était un personnage étrange et sans âge qui écrivait des romans policiers entre deux ventes de paquets de timbres, venant de pays exotiques aux noms parfois étranges :
Wallis et Futuna – dernière page de mon album – Katanga, Qatar, Ras al Khaima, Mahra State, Fujeira … ces pays existent-ils encore ?

XXème siècle, siècle du timbre ; en France, seuls une centaine de timbres furent émis avant 1900. Combien de temps durera encore le règne du timbre au XXIème siècle ? Aujourd’hui, le facteur est un inconnu… un jour prochain, les mails condamneront le courrier.
Y aura-t-il encore une utilité à éditer des timbres ?

Zinzin, c’est ce que l’on pensera alors des derniers timbrés qui collectionneront encore ces petites vignettes, au verso enduit de gomme, autrefois vendues par l’administration des Postes et qui, collées sur un objet confié à la dite administration, avaient une valeur d’affranchissement conventionnelle…

Je referme l’album, recouvert du même plastique rouge que je lui ai toujours connu – il conserve si bien ce monde fantastique, empli de mystère, de découverte, de problèmes que l’on parvient la plupart du temps à solutionner, de moments de grande patience, de concentration extrême, de rêveries incommensurables et de bonheurs sans limite.

Christian LEJOSNE
L’air du temps n°48 – Mai 2008 – Publication aléatoire à tirage variable – Contact : c.lejosne@free.fr 1
Retrouvez l’ensemble de ces chroniques sur le site Internet : http://paulmasson.atimbli.net dans la rubrique Plaisir d’écrire

mardi 29 avril 2008

Chronique N°47

La vie est un puzzle

Dernièrement, en lisant W ou le souvenir d’enfance de Perec, une phrase s’est incrustée en moi : l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée (1). Cette phrase, écrite entre parenthèses, comme pour être surlignée en creux dans le corps du livre, m’avait imprégné. Elle dépassait mon entendement et, en même temps, il me semblait qu’elle était la clé d’une explication plus générale… La pièce maîtresse d’un vaste puzzle dont je viens seulement de trouver l’exact emplacement.

Depuis un an j’ai mal à l’épaule gauche, une douleur persistante qui est apparue brusquement en décembre 2006 et qui ne me quitte jamais tout à fait. Au départ, je ne pouvais plus lever le bras au delà de l’horizontale. J’ai consulté mon médecin qui a diagnostiqué une crise d’arthrite et qui m’a précisé que ce genre de douleur était inexpliqué par la médecine : parfois ça partait comme c’était venu, d’autres fois ça s’installait durablement. Elle m’a fait une séance d’acupuncture … qui a sensiblement amélioré mon état sans toutefois que la douleur ne disparaisse tout à fait. Elle restait là, languissante. Parfois, elle se déplaçait légèrement, passait dans le bras avant de revenir s’ancrer à un endroit précis du dos, à mi chemin entre le bas de l’omoplate gauche et les vertèbres, en un point aussi réduit qu’une pièce d’un euro. La douleur était parfois vive, parfois ténue, parfois sourde. D’autres fois, je ne la sentais pas pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elle fasse sa réapparition, souvent la nuit – le côté gauche étant celui sur lequel je dors. Le mois dernier, j’ai consulté une kinésiologue. La kinésiologie est une technique qui consiste à interroger le corps par des questions binaires (où la réponse est oui/non) ; pratiquement, l’interrogation se fait à partir d’un test musculaire. Ca part du principe que le corps a conservé en lui la mémoire de notre passé, et qu’en conséquence il est possible de déprogrammer des schémas qui se sont construits en réaction à des situations vécues difficilement. Au départ, les questions sont parties de ce que je ressentais par rapport à mon chien, qui est vieux et qui passe par des stades où il va mal, où l’on craint qu’il ne meure et d’autres où il se retape et redevient gai et joyeux. Mon corps disait qu’il y avait un rapport mais indirect. En remontant le fil, nous en sommes arrivés à ce que j’ai ressenti dans diverses situations où il était question de chagrin, de tristesse et de consolation.

En questionnant mon corps, elle est remonté jusqu’à mes dix ans. Avais-je le souvenir d’avoir consolé quelqu’un, vivant un terrible chagrin ? Non, je ne voyais rien … Elle posa alors la question autrement : avais-je vécu une situation où personne ne me consola ? Une situation vécue comme difficile à surmonter en tant qu’enfant ? Et là, oui, tout à coup, un événement revenait, un événement que je n’avais pas oublié, qui avait même été déterminant dans ma vie – je le citerai volontiers parmi les événements les plus traumatisants de ma vie. Cet événement je l’avais décrit dans un livre relatant mes souvenirs d’enfance (2). Ce chagrin d’enfant ravalé, qui prend sur lui d’être fort alors qu’il a besoin d’aide, m’était resté gravé dans le corps. A tel point que dans certaines situations, je ravale mes larmes et mon corps encaisse ce refus d’exprimer ma tristesse. La kinésiologue a déprogrammé ce schéma dans mon corps (depuis plus d’un mois, ça va beaucoup mieux, merci !) En reparlant de ce que j’avais vécu à dix ans, j’ai dit « pour moi, cet épisode marque une rupture dans ma vie : il y a un avant et un après cette date. »


En rentrant chez moi, j’ai relu le chapitre où j’avais relaté cet événement, persuadé que j’y retrouverai l’expression que je venais d’employer. Comme je ne la retrouvais pas, j’ai cherché à quelle occasion j’avais pu l’écrire, convaincu que j’avais déjà écrit précisément ces mots. Je les ai retrouvés dans ma chronique J’écris au bras du temps (3) où je raconte comment j’ai vécu l’arrêt de la chronique hebdomadaire d’Alain Rémond dans Télérama en juillet 2002. Il écrivait alors : « Parce que vous et moi, dans Télérama, c’est fini. C’est la dernière fois que je vous écris. C’est ma dernière chronique. Voilà, c’est ainsi : un jour on doit partir. » Dans ma chronique, j’expliquais que j’avais alors ressenti : « comme un coup de couteau dans le ventre. Comme un grand vide qui s’installait, irrémédiablement. Il y a en moi, un avant et un après juillet 2002. » Je précisais que là était né mon désir d’écrire.


Christian LEJOSNE


(1) Editions Gallimard- L’imaginaire page 63
(2) Le fil, récit autobiographique écrit en 2005, relaté dans la chronique n° 19 d’Octobre 2005 Ecrire sur le fil
(3) Chronique n°29 de Septembre 2006. Ces chroniques sont accessibles sur http://paulmasson.atimbli.net/ dans la rubrique Plaisir d’écrire