mardi 29 avril 2008

Chronique N°47

La vie est un puzzle

Dernièrement, en lisant W ou le souvenir d’enfance de Perec, une phrase s’est incrustée en moi : l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée (1). Cette phrase, écrite entre parenthèses, comme pour être surlignée en creux dans le corps du livre, m’avait imprégné. Elle dépassait mon entendement et, en même temps, il me semblait qu’elle était la clé d’une explication plus générale… La pièce maîtresse d’un vaste puzzle dont je viens seulement de trouver l’exact emplacement.

Depuis un an j’ai mal à l’épaule gauche, une douleur persistante qui est apparue brusquement en décembre 2006 et qui ne me quitte jamais tout à fait. Au départ, je ne pouvais plus lever le bras au delà de l’horizontale. J’ai consulté mon médecin qui a diagnostiqué une crise d’arthrite et qui m’a précisé que ce genre de douleur était inexpliqué par la médecine : parfois ça partait comme c’était venu, d’autres fois ça s’installait durablement. Elle m’a fait une séance d’acupuncture … qui a sensiblement amélioré mon état sans toutefois que la douleur ne disparaisse tout à fait. Elle restait là, languissante. Parfois, elle se déplaçait légèrement, passait dans le bras avant de revenir s’ancrer à un endroit précis du dos, à mi chemin entre le bas de l’omoplate gauche et les vertèbres, en un point aussi réduit qu’une pièce d’un euro. La douleur était parfois vive, parfois ténue, parfois sourde. D’autres fois, je ne la sentais pas pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elle fasse sa réapparition, souvent la nuit – le côté gauche étant celui sur lequel je dors. Le mois dernier, j’ai consulté une kinésiologue. La kinésiologie est une technique qui consiste à interroger le corps par des questions binaires (où la réponse est oui/non) ; pratiquement, l’interrogation se fait à partir d’un test musculaire. Ca part du principe que le corps a conservé en lui la mémoire de notre passé, et qu’en conséquence il est possible de déprogrammer des schémas qui se sont construits en réaction à des situations vécues difficilement. Au départ, les questions sont parties de ce que je ressentais par rapport à mon chien, qui est vieux et qui passe par des stades où il va mal, où l’on craint qu’il ne meure et d’autres où il se retape et redevient gai et joyeux. Mon corps disait qu’il y avait un rapport mais indirect. En remontant le fil, nous en sommes arrivés à ce que j’ai ressenti dans diverses situations où il était question de chagrin, de tristesse et de consolation.

En questionnant mon corps, elle est remonté jusqu’à mes dix ans. Avais-je le souvenir d’avoir consolé quelqu’un, vivant un terrible chagrin ? Non, je ne voyais rien … Elle posa alors la question autrement : avais-je vécu une situation où personne ne me consola ? Une situation vécue comme difficile à surmonter en tant qu’enfant ? Et là, oui, tout à coup, un événement revenait, un événement que je n’avais pas oublié, qui avait même été déterminant dans ma vie – je le citerai volontiers parmi les événements les plus traumatisants de ma vie. Cet événement je l’avais décrit dans un livre relatant mes souvenirs d’enfance (2). Ce chagrin d’enfant ravalé, qui prend sur lui d’être fort alors qu’il a besoin d’aide, m’était resté gravé dans le corps. A tel point que dans certaines situations, je ravale mes larmes et mon corps encaisse ce refus d’exprimer ma tristesse. La kinésiologue a déprogrammé ce schéma dans mon corps (depuis plus d’un mois, ça va beaucoup mieux, merci !) En reparlant de ce que j’avais vécu à dix ans, j’ai dit « pour moi, cet épisode marque une rupture dans ma vie : il y a un avant et un après cette date. »


En rentrant chez moi, j’ai relu le chapitre où j’avais relaté cet événement, persuadé que j’y retrouverai l’expression que je venais d’employer. Comme je ne la retrouvais pas, j’ai cherché à quelle occasion j’avais pu l’écrire, convaincu que j’avais déjà écrit précisément ces mots. Je les ai retrouvés dans ma chronique J’écris au bras du temps (3) où je raconte comment j’ai vécu l’arrêt de la chronique hebdomadaire d’Alain Rémond dans Télérama en juillet 2002. Il écrivait alors : « Parce que vous et moi, dans Télérama, c’est fini. C’est la dernière fois que je vous écris. C’est ma dernière chronique. Voilà, c’est ainsi : un jour on doit partir. » Dans ma chronique, j’expliquais que j’avais alors ressenti : « comme un coup de couteau dans le ventre. Comme un grand vide qui s’installait, irrémédiablement. Il y a en moi, un avant et un après juillet 2002. » Je précisais que là était né mon désir d’écrire.


Christian LEJOSNE


(1) Editions Gallimard- L’imaginaire page 63
(2) Le fil, récit autobiographique écrit en 2005, relaté dans la chronique n° 19 d’Octobre 2005 Ecrire sur le fil
(3) Chronique n°29 de Septembre 2006. Ces chroniques sont accessibles sur http://paulmasson.atimbli.net/ dans la rubrique Plaisir d’écrire

vendredi 4 avril 2008

Chronique N°46

Y’a rien qui s’passe

Je n’achète plus de CD de chansons depuis des années. J’ai trop besoin de silence, de vide autour de moi pour tenter de recoller les morceaux de mon esprit embrouillé. Pour réfléchir tranquille à l’abri du chaos qui m’entoure. Trop de choses m’envahissent. Comment font tous ces gens croisés dans la rue, l’oreille embuée par les derniers tubes déversés en boucles dans leur casque ? Ou le téléphone coincé sur l’épaule, en direct sur je ne sais quelle urgentissime réalité ? Moi, je suis mono-tâche ! J’ai besoin de me concentrer sur la seule chose importante au monde : celle que je suis en train de réaliser à l’instant présent. Je n’achète plus de CD depuis des années, car je ne les écoute plus. Je viens d’offrir à ma femme un disque pour son anniversaire. C’est pratique une femme, en écriture. Comme Columbo, je lui fais dire ce que je veux. Le contraire de ce que je pense… Chez Leprest (1) – c’est le titre du CD – est un album coup de chapeau que des chanteurs (2) connus d’hier et d’aujourd’hui rendent à cet artiste sauvage, amoureux des mots et de la poésie. Sans doute le plus grand auteur de chansons depuis Brel. Ca me plaît que ces chanteurs aient laissé à son auteur la délicatesse d’y chanter Y’a rien qui s’passe, tant cette chanson symbolise, pour moi, tout Leprest.

Ces derniers temps, je me sens fébrile. Est-ce l’arrivée discrète du printemps ? J’ai envie de bouger, de changer. J’ai envie que ça booste, que tout s’accélère autour de moi. En même temps, je crains la course en avant, le geste compulsif, le trop rempli qui cache la peur du vide. C’est la même chose avec mon chien, vieux et malade. Des sensations s’entrechoquent. Parfois, l’envie d’en finir. Le désir d’un horizon éclairci, d’une légèreté retrouvée. A d’autres moments, une forte volonté de le conserver le plus longtemps possible, de prendre soin de son petit souffle de vie jusqu’au bout, avec l’espoir qu’il dure longtemps. Entre les deux, la culpabilité : être capable de penser sa fin. Elle arrivera bien assez tôt. Dans quel état me laissera-t-elle, d’ailleurs ? Décomposé, liquéfié, vidé, à coup sûr ! Tentatives pour me raisonner : rester calme, vivre au jour le jour. Me satisfaire de l’instant présent, profiter des moments à partager avec lui comme s’il s’agissait chaque fois des tous derniers. C’est justement ça qui fatigue, l’idée que si ça puisse encore durer un an, deux ans ? Supporter les nuits où il me réveille, sa toux qui me remonte dans les tripes, ses demandes permanentes d’être pris dans les bras, la peur de le laisser seul et de le retrouver mort… Un petit vélo pédale en roue libre dans ma tête, à vide. Quel con a dit Y’a rien qui s’passe ? (3)


Dernièrement, j’ai rencontré mon banquier. Je dis ça comme si j’avais un banquier attitré que je rencontrai régulièrement pour faire le point sur l’évolution de ma fortune. Non ! J’avais pris rendez-vous avec un inconnu qui travaille pour la banque où je dépose l’argent que je n’ai pas dépensé. Le but de l’entretien était que je comprenne les conditions d’endettement en vue d’un hypothétique achat immobilier.


Après une heure de discussion où il essaya de me vendre un placement alors que je venais y chercher un prêt, j’avais obtenu suffisamment d’informations pour me permettre de calculer par moi-même, le coût réel d’un endettement. Deux jours plus tard, après avoir rempli des colonnes de chiffres j’avais une idée assez précise du prix maximum qu’il était raisonnable de mettre dans l’achat d’une maison ou un nouvel appartement. J’avais repéré sur des journaux d’annonces immobilières quelques logements correspondants à mes critères. Je m’apprêtais à en faire la tournée quand une idée est venue butter sur mes démarches frénétiques. Jusqu’où étais-je prêt à sacrifier mon présent ? Les calculs financiers et la réalité du marché immobilier montraient qu’il me manquait encore une somme rondelette pour obtenir quelque chose qui ressemble à mes attentes. Pour tenter d’obtenir cela, étais-je prêt à sacrifier beaucoup d’énergie, de temps, d’argent… ? Le jeu en valait-il la chandelle ?

Pour y voir clair et démêler les contradictions qui rythmaient ma vie, j’ai consulté le Yi King, ce grand livre des changements cinq fois millénaire qui nous vient de la Chine ancienne. La méthode est simple : s’installer dans un endroit calme, formuler une question à la première personne, lancer six fois de suite trois pièces de monnaie identiques et noter à chaque fois sur quelle face sont tombées les pièces (pile vaut trois points, face deux). Si le total de chaque lancé est pair, le résultat est yin ; impair, il est yang. Les six tirages composent une figure. Soixante quatre sont possibles. La réponse qui me vint du Yi King était :


Quelqu’un a dit Y’a rien qui s’passe ?

Christian LEJOSNE

(1) CD Tacet L’autre distribution – 2007
(2) Sanseverino, Higelin, Enzo Enzo, Jean Guidoni, Agnès Bihl…
(3) Chanson d’Allain LEPREST

L’air du temps n°46 – Mars 2008 – Publication aléatoire à tirage variable
– Contact : c.lejosne@free.fr
Retrouvez l’ensemble de ces chroniques sur le site Internet : http://paulmasson.atimbli.net/ dans la rubrique Plaisir d’écrire